Chapitre 1


Clarisse s'énervait devant sa feuille à dessins. À plat ventre sur le sol, fesses rebondies, cheveux roux ébouriffés, sa main crispée sur un fusain traçait les lignes d'un long fourreau tout en décolleté. Le tissu recouvrait les épaules, le cou, mais dévoilait la courbe d'une hanche, le creux des reins, les cuisses et les jambes jusqu'aux chevilles.
Clarisse créait des vêtements qui déshabillaient. Elle inventait des drapés fluides et compliqués qui offraient aux regards des éclats de peau, de secrètes rondeurs et d'imprévisibles fentes d'où jaillissait la nudité. Les couleurs baroques et vives, les matières fluorescentes donnaient à ses modèles un aspect plus rêvé que réel.
"Importable !" se dit-elle.
Elle accentua un pli, dénuda une épaule… Le fusain se brisa et éclata en poussière noire sur le papier. La feuille à dessin vint rouler en boule sur la moquette.
Clarisse était de mauvaise humeur. On venait encore une fois de lui refuser ses croquis. Un styliste prétentieux lui avait signifié d'un ton poli et condescendant que les modèles étaient trop chargés, trop fous, trop voyants. Toujours trop ! Elle avait raccroché le téléphone sans un mot. À quoi bon expliquer ?

Dans la cuisine, elle remplit une petite casserole d'eau minérale et contempla la vapeur qui fuyait vers le plafond. Elle imagina d'emblée une chemise de nuit transparente et brumeuse avec laquelle il ne faudrait surtout pas dormir. L'eau dans la casserole s'évaporait. Le fond commençait à noircir. La boîte de thé était vide.
"On me refuse tous mes dessins, je n'ai plus d'argent, j'ai fui mon dernier amant et dans deux ans, j'aurai trente ans. Merde !" pensa-t-elle.

Clarisse vivait en équilibre. De petits emplois en chômage, d'amours fades en aventures médiocres, de solitude en révolte, elle se laissait dériver à travers le temps. Si elle avait l'habitude des rebuffades et de l'incompréhension d'autrui, elle n'en ressortait pas moins, à chaque fois, un peu plus meurtrie. Mais à présent, depuis son séjour dans une clinique psychiatrique, elle avait conscience du danger. Elle ne parlait jamais de cette parenthèse douloureuse.
Depuis, Clarisse avait décidé de vivre enfin. Jamais elle n'avait eu l'intention de mourir, oh non ! Son corps seul avait lâché. Son inconscient, ce salopard d'inconscient, s'était amusé à détruire cette ravissante enveloppe charnelle qui lui servait de "robe à vivre".

Il y a quelques mois, Clarisse n'était encore qu'une silhouette maigre et pâle, sursautant au moindre bruit, une ombre qui se balançait des jours entiers d'avant en arrière, véritable chien claustrophobe dans une niche trop petite. Une jeune femme qui ne desserrait pas les dents, sauf pour avaler des médicaments. Des pilules multicolores, comme autant de boutons qu'elle aimait aligner sur les fourreaux en satin moirés qu'elle dessinait inlassablement. Aujourd'hui, elle avait repris forme humaine, et son esprit rebelle et insolent s'ébrouait dans une existence où l'humour restait sa seule protection. Rien n'était sérieux pour elle, car tout lui paraissait trop grave. Les psychiatres l'avaient fait revenir à la vie, physiquement, mais durant des mois Clarisse n'avait craché aucun mot important. Muette ! Sa psy ne connaissait rien de son passé, que des larmes, puis des mensonges, puis des phrases sarcastiques qu'elle balançait en séances de thérapie pour garder ses secrets. Mais quels secrets ?
Clarisse frimait pour cacher ses faiblesses et ironisait pour ne pas exhumer ses blessures.

Elle avala une gorgée de vin rouge, du Beaujolais, et fuma longuement, allongée sur son lit, les jambes en l'air contre le mur. Elle s'endormit en rêvant de gloire, d'amour, d'argent, et d'une robe dorée plus magique que celle de Cendrillon, le soir du bal dans le château du prince.
Réveillée en sursaut, Clarisse s'aperçut qu'elle allait rater son rendez-vous chez la psy. "Cette conne va me faire payer une séance pour rien" se dit-elle. Elle bondit hors de chez elle. Ses yeux étaient encore plein des rêves…

Celle que Clarisse appelait seulement "ma psy" afin de ne pas l'humaniser, était une femme laiteuse, diaphane… un vrai papier calque. Sans odeur, elle semblait se fondre dans les murs transparents de son cabinet, aux rideaux blancs délavés. Ses pieds chaussés d'escarpins beiges, posés en croix sur un tapis aux teintes opalines, recevaient régulièrement les larmes de ses patients. Cette ambiance éthérée glaçait Clarisse. La tuer ! voilà la solution pour apaiser son angoisse. Mais on n'égorge pas son thérapeute par peur de parler, et encore moins quand elle est invisible.
Allongée sur le divan, Clarisse mâchait des mots comme un vieux chewing-gum amer. Sa voix était redevenue enfantine, et l'expression d'une petite fille brouillait son visage de femme.
- En revenant de l'école, je balançais mon cartable au pied de l'escalier… Ma mère m'attendait au salon. On bavardait, comme des copines, de tout, de rien. Je m'asseyais toujours dans une immense bergère en paille… je disparaissais presque dans ce truc qui me piquait les fesses. Elle était belle, ma mère. Elle buvait son thé comme une reine. Et puis, avec elle, j'avais toujours raison… Après, je montais dans ma chambre. À plat ventre sur mon lit, je dessinais des robes d'enfants, des capuchons, des manchons et des mantilles… c'étaient de beaux dessins, doux et tendres comme les caresses de ma mère. Avant le dîner, papa venait m'expliquer un devoir. Lui, c'était le genre élégant et charmeur. Il me parlait de poésie, corrigeait mes fautes d'orthographe… et putain, qu'est-ce que j'en faisais des fautes ! Moi, je ne l'écoutais pas, éblouie par son beau regard gris qui se posait sur mon cahier brouillon.
Elle se tut un instant. La voix de la psy résonna doucement.
- Oui, et alors ?
Clarisse avait envie de cracher ce chewing-gum imaginaire qui lui collait aux dents. Elle lança, agressive :
- J'étais heureuse. La nuit dernière, j'ai rêvé que je prenais ma vie en main… Je dois bien avoir un destin, quand même.
- On va s'arrêter là, fit la psy.
Clarisse se leva, furieuse, et décida en payant de réaliser ses rêves. Ils allaient voir de quoi elle était capable !

Ploc ploc ! faisaient ses talons sur le trottoir. La tête haute, le corps droit, le regard loin fixé vers la Place de la Concorde, elle réfléchissait en descendant les Champs-Élysées. Chaque pas sonnait comme une claque, chaque envol de main comme un coup de poing. Elle devait se jeter dans l'avenir sans se retourner.
Les clameurs de la ville exaltaient ses pensées. Clarisse allongea le pas et admira sa silhouette filer sur les vitrines. Une jolie silhouette. Grande, pas trop. Mince, juste ce qu'il faut. Élancée, sportive, des cheveux fauves très bouclés, et des seins… voluptueux que l'on devinait sous les chandails. Elle aimait bien ses jambes et ses épaules carrées qui équilibraient son corps musclé. Des fesses un peu rondes, des attaches étroites, un teint de lait, des yeux obstinément gris…
D'un coup de portable, Clarisse téléphona à son amie Lauriane qui l'invita tout de suite à dîner.

Autant Clarisse était rousse, vive et un peu brusque, autant son amie était brune, douce et indolente. Quinze ans d'amitié sans faille !
Lauriane ouvrit la porte en peignoir chinois, imprimé d'un dragon qui ondulait autour de ses hanches. Ses joues luisaient, ses cheveux raides collaient un peu dans son cou, elle était essoufflée. Elle embrassa Clarisse en chuchotant :
- Je ne suis pas seule. Il y a un mec sous la douche.
- Je m'en vais.
- Non, reste. Il part.
- Qui est-ce ?
- Un explorateur. Il revient de Chine. Peignoir en prime !
Lauriane esquissa un pas de danse. Le dragon imprimé sur le peignoir bondit autour de ses fesses. Clarisse éclata d'un rire aigu, qu'elle étouffa entre ses deux mains. Son amie expliqua, sans cacher sa satisfaction :
- Il a voulu me montrer une méthode érotique des plaines chinoises de… Je ne me souviens plus du nom. Enfin, j'étais submergée !

Un grand garçon musclé apparut dans l'embrasure de la porte. Il sentait bon et portait un slip jaune paille léger et presque transparent. Clarisse scruta sans gêne la jolie grappe oblongue que formait le sexe masculin. Le jeune homme en rougit.
"Timide, pour un exportateur de volupté chinoise !" pensa-t-elle.
- Expliquez-moi cette méthode qui a bouleversé Lauriane, demanda la jeune femme avec le plus grand sérieux. À moins que vous préfériez m'en faire profiter tout de suite.
Effarouché, il bredouilla un mot de regret… Lauriane sourit. Elle adorait les facéties de son amie.
Clarisse rassura le jeune homme :
- C'est une blague !
Le garçon hocha la tête et retourna dans la chambre pour en ressortir presque aussitôt, mal rhabillé, et marchant sur ses lacets. Il effleura la joue de Lauriane d'un baiser rapide et s'enfuit.
Les deux amies passèrent la soirée, lovées dans le canapé. Elles engloutirent un plein saladier de spaghettis à la tomate, remède infaillible contre leurs doutes et leurs angoisses. Lauriane monologua pour la centième fois sur ses espérances de trouver le mari idéal, si possible accompagné d'un grand amour, mais obligatoirement pourvu d'un solide compte en banque. Sinon, elle prendrait des amants et épouserait un mec friqué, au hasard, qu'elle saurait "ficeler" à vie en lui faisant des enfants. C'était peut-être lâche et immoral, mais Lauriane reconnaissait qu'elle avait peur. La société lui semblait si hostile qu'elle cherchait un refuge, n'importe lequel, même dans les bras trop poilus d'un homme pas marrant.
Clarisse lui fit part de son désir soudain de conquérir le monde. Aussi terrorisée par la vie que son amie, l'obsession du dessin l'avait poussée très jeune vers la création : habiller des femmes pour trouver sa propre identité, et les dénuder pour savoir ce que cachait son cœur à elle. Un cœur trop rapide, véritable éponge gorgée de passion, de rires, et de larmes.
Clarisse et Lauriane respectaient leurs faiblesses, s'entraidaient, et maniaient l'auto dérision comme deux compères prêts à faire un mauvais coup.
La mousse au chocolat fut avalée en trois coups de langue. Chattes et gloutonnes, les deux amies ronronnèrent sur le tapis jusqu'à minuit. La nuit luisait dehors, traversée par des rayons de lune et des phares de voitures.

De retour dans son deux pièces perché sous les toits où régnait un artistique fouillis, Clarisse décida d'un plan d'attaque. Puisque les couturiers et les sociétés de prêt-à-porter dédaignaient ses dessins, elle allait assaillir les autres fabricants. Tous ceux qui confectionnaient des vêtements. Du tablier aux chemises, en passant par la lingerie et les tenues de sport. Elle dressa une liste de noms relevés dans l'annuaire et chercha des arguments persuasifs jusque tard dans la nuit. Elle n'en trouva aucun. Peu importe ! Elle improviserait.
Clarisse s'endormit très tard et refusa les rêves qui se présentaient à elle. C'étaient des cauchemars.

Le lendemain, elle prit une douche, arrangea ses boucles rousses, et se maquilla de rose. Elle hésita entre un pantalon couleur fuchsia et une robe à rayures brisées. Elle opta pour la robe. Chaussée d'escarpins en peau de lézards, elle quitta son appartement avec dans les yeux une flamme de combattante.
Dehors, l'air lourd poissait d'humidité. La jeune femme serra la ceinture de son imperméable.

Clarisse arriva porte de Saint-Cloud, traversa le carrefour bouillonnant de voitures, et s'engagea route de la Reine avec une furieuse envie de rebrousser chemin. Ses boucles s'affolèrent dans l'humidité. Elle enfonça un bonnet de coton sur sa tignasse rebelle, et continua sa marche.
Pour se donner du courage, elle imagina une rencontre féerique avec le directeur d'une entreprise de robes. Un homme jeune, séduisant, brun aux yeux clairs. Émerveillé par ses dessins -il les achetait tous et en commandait d'autres- époustouflé par sa beauté, il tomberait à ses genoux et…
Elle se réfugia dans un café. Clarisse se sentait seule, devant son thé nature. Seule, avec ses bonnes résolutions, son envie de mordre et sa tristesse enfouie. Elle but d'un trait son thé, et paya avec son dernier billet.
Elle s'engagea dans une rue plus calme avec la sensation de descendre aux enfers.

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