Chapitre 1
Sidonie entra telle une reine sur la minuscule scène du jazz-club Paradis. Sa longue chevelure aux reflets d'or voltigeait autour de son visage, ses yeux bleus azur fixaient la salle d'un air conquérant. Elle commença à chanter d'une voix chaude, éraillée, très sensuelle. Déhanchée dans son jean en cuir fauve, la jeune femme s'offrait au public, le cœur à nu, le corps vibrant d'émotion. Devant son piano, l'accompagnateur admira la fougue de la jeune chanteuse, sa générosité face à un public distrait et bavard. Pourtant, Sidonie chantait bien. Brusquement, elle regarda les clients qui riaient, le nez plongé dans leur verre d'alcool. Elle s'arrêta et lança sans animosité :
- Ça ne vous intéresse pas ?
Les spectateurs levèrent les yeux. Gênés. Troublés. En tout cas, surpris. Sidonie continua sans se démonter :
- Si ma chanson ne vous plaît pas, dites-le !
Un froid glacial envahit soudain la salle surchauffée. Qui était cette jeune chanteuse pour oser les apostropher ainsi ? Belle, certainement. Talentueuse ? Peut-être… Ils n'avaient pas écouté ! Les clients posèrent leurs verres, et cessèrent de parler, brusquement attentifs.
Sidonie n'eut pas le temps de reprendre sa chanson. Le patron lui fit signe de déguerpir. Elle sauta du podium, soulagée, et entra dans le cagibi aménagé en loge. Des cafards copulaient sur le mur, un robinet goûtait dans le lavabo, ça sentait le pipi de chat et la souris crevée. Elle enfila son manteau, prit son sac, et sortit du cagibi aux relents de moisis, étonnée de son coup d'éclat. Ravie et un peu honteuse. Ce caractère rebelle était nouveau chez elle. "On va me prendre pour une dingue !" pensa-t-elle avec humour.
Ce club près de la Bastille, ce n'était pas l'Olympia, hélas, mais Sidonie y gagnait un peu d'argent, et le samedi des habitués venaient l'écouter parce qu'elle était belle, différente, et chantait comme personne.
Elle alla demander son cachet au patron. Il refusa de la payer. La colère gronda de nouveau dans les yeux de Sidonie. Elle s'empara du billet de cinquante euros déposé sur la table par un client, et partit en l'agitant au-dessus de sa tête. Le patron faillit s'étouffer. Il voulut courir derrière elle, mais les talons de ses santiags glissèrent sur le parquet. Il s'étala de tout son long devant ses clients.
Dehors, l'automne prit Sidonie en plein cœur. Tout était brun et or, parsemé d'éclats rouges et d'un reste de vert foncé. Des couleurs parfaites pour les blondes. Elle marcha sur le boulevard d'un pas vif, le nez au vent, et retrouva peu à peu son calme.
Arrivée place de la Bastille, elle se laissa tomber sur une marche du grand escalier de l'Opéra. Un quinquagénaire efflanqué, vêtu d'un manteau élimé, lui demanda une cigarette. Elle partagea la dernière du paquet en la coupant en deux. La seule cigarette qu'elle s'autorisait le soir. Elle raconta au SDF qui s'en fichait éperdument – le chaos survenu dans sa vie trois ans auparavant.
À cette époque, Sidonie chantait dans une chorale classique. Douce, obéissante, elle portait ses beaux cheveux blonds attachés dans la nuque, et des jupes effroyablement sages. Sidonie, jeune fille modèle, élevée d'une manière rigide et austère par des parents un peu âgés, avait toujours suivi leurs désirs.
Un soir, lors d'un gala de bienfaisance, elle était passée devant un miroir, près de la scène. Un choc ! L'image renvoyée par la glace, cette tendre blonde aux yeux de ciel, à la peau diaphane, un gloss imperceptible sur les lèvres… ce n'était pas elle. Prise de vertige, elle avait tenté d'effacer d'un revers de la main ce pâle reflet du miroir. Qui était-elle vraiment ?
Sur scène, parmi la chorale vêtue de bleu marine, elle essaya de chanter. C'était un solo. Le premier. Bouche ouverte, aucun son n'était sorti. Muette ! L'air l'étouffait. Elle bouscula ses amies impeccablement alignées sur quatre rangs, et s'enfuit. La salle resta pétrifiée. Son père et sa mère se levèrent pour la chercher. À leurs côtés, Sébastien, son amoureux, ami d'enfance, hochait la tête d'un air réprobateur. Sidonie, si docile, s'enfuir ainsi !
À partir de ce jour, elle entra en révolte comme on entre en religion. La jeune fille envoya promener ses parents, Sébastien, la chorale, ses amis, et Annecy la ville de son enfance.
Tandis qu'elle se remémorait cet instant crucial de sa jeune existence, le public sortit par flots de l'Opéra Bastille. Accablé de trop de musique, il marchait, silencieux. Sidonie observa un instant les spectateurs qui s'engouffraient dans les voitures et les taxis. Elle se tourna vers le SDF :
- Alors, et vous, c'est quoi votre drame ?
Il ne répondit pas. Il ronflait, le mégot collé aux lèvres.
- Décidément, murmura-t-elle, personne ne m'écoute ce soir.
Il était minuit. Le trottoir était poisseux à cause des feuilles d'arbres qui pourrissaient tranquillement. Sidonie ravala ses larmes. Elle renifla aussi. La révolte, c'était sa force et sa faiblesse.
Pour oublier cette soirée, Sidonie eut soudain envie de luxe, de lumière, de parfums capiteux. Elle alla voir Sébastien. Son examoureux dirigeait le "Grand Coq", un restaurant à la mode. Très branché, ce lieu réputé recevait tout ce que Paris comptait de célébrités, de vedettes en devenir ou oubliées. Les assiettes étaient carrées, la carte indéchiffrable, et les prix indécents. Le matin on brunchait, à midi on expédiait un déjeuner d'affaires, à cinq heures on prenait le thé, au crépuscule c'était l'heure de l'apéritif, et le soir on dînait, puis soupait jusqu'à l'aube.
Quand elle arriva, le restaurant était plein. Elle s'installa au bar, et prit une coupe de champagne. Sébastien l'embrassa rapidement sur la joue.
- Je suis débordé, s'excusa-t-il engoncé dans son costume cravate.
- Depuis la maternelle, tu n'as pas une minute à toi ! railla Sidonie.
Elle aimait bien se moquer de lui ; il adorait son humour affectueux. C'était un jeu entre eux depuis leur installation à Paris. Le barman, selon les instructions de son patron, posa la note devant Sidonie. Comme toujours, elle la déchira, la mit dans la poche de Sébastien en souriant, et jeta un coup d'œil dans la salle.
- Il n'y a personne d'intéressant ce soir ! dit-elle sur un ton de reproche.
- Personne ne te demande de venir.
- Tu t'ennuierais sans moi, roucoula-t-elle.
- Je n'aime pas ce que tu es devenue.
- Il faut t'y habituer. Eh oui, je ne suis plus la gamine qui faisait des pâtés de sable sous tes ordres !
Sébastien soupira, un peu triste.
- Dommage.
Sidonie se leva. Il lui avait coupé l'appétit. Elle l'embrassa amicalement sur la joue, avala sa coupe de champagne, et se dirigea vers la porte. Avant de franchir le seuil, elle se retourna vers lui :
- Je te préférais en culotte courte. On voyait tes genoux écorchés. C'était tendre et humain !
Sidonie se retrouva sur le trottoir, dans la nuit. Un vent d'automne s'était levé. Un chat miaula sur la gouttière de l'immeuble d'en face. Un coup de klaxon la fit sursauter. Une voiture la frôla de près. C'était la musique de Paris.
Sidonie entra dans son appartement, envoya valdinguer ses chaussures, se laissa tomber tout habillée sur son lit, et ferma les yeux. Pour dormir ? Non ! Pour rêver. Seulement, la colère projetait dans sa tête de véritables orages : images, sons, musiques, cris… ça chahutait dans son esprit. Elle sentait un goût de larmes dans sa bouche déplaisant ! - la nostalgie de l'enfance dans son cœur effrayant ! - et une envie de mourir sur le champ. Elle ouvrit la fenêtre, enjamba la barre d'appui, et regarda le vide. L'appartement, au rez-de-chaussée, donnait sur une courette arborée. Ridicule ! Sidonie sauta le mètre et demi qui la séparait du sol, fit le tour par la cour, et rentra chez elle.
"Raté ! pensa-t-elle, moqueuse. Je ferai mieux la prochaine fois !"
Sidonie traînait cette obsession du suicide depuis toujours. Répétitives et loufoques, ces tentatives lui donnaient l'impression d'être véritablement en vie. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais c'était ainsi.
Elle se déshabilla au milieu du salon, et comme chaque fois qu'elle avait du blues à l'âme, elle se mit à chanter, en petite culotte, sur une musique tonitruante. Elle imagina une foule de spectateurs en transe qui l'écoutaient, l'aimaient, l'applaudissaient.
Karine entra, et coupa la musique. Sidonie s'arrêta net de gesticuler devant son fantomatique public.
- Tu chantes au Casino de Paris ou à l'Olympia ? demanda-t-elle en riant.
- Au Zénith ! Et la salle est pleine !
Karine se laissa tomber dans un fauteuil, et quitta ses escarpins d'un coup de pied douloureux :
- Saloperie de chaussures… je les adore !
Sidonie vint s'affaler à côté de Karine, renifla le cou de son amie, et s'étira telle une chatte gourmande.
- Tu sens l'orgasme et le kérosène. C'était bien ?
Sa colocataire, hôtesse de l'air, abusait de sa nouvelle liberté de femme divorcée. Jolie, distinguée, elle voyageait pour gagner sa vie, et faisait l'amour avec tous les hommes qui lui plaisaient. De riches passagers en serveurs de bar sud-américains, elle rattrapait joyeusement le temps perdu auprès d'un mari consensuel, pas bavard, et mauvais amant. Elle avait souffert, elle avait droit au plaisir. À l'approche de la quarantaine, elle songeait à faire un enfant, mais son corps ne lui envoyait aucun signe encourageant. Elle attendait.
Sidonie, elle, ne voulait pas d'enfant, effrayée à l'idée qu'un être humain, un étranger, puisse grandir dans son ventre, et sortir de son corps. Être deux pendant neuf mois la terrifiait !
Sidonie et Karine allèrent se coucher. Karine, dans sa chambre impeccablement rangée, plongea dans le sommeil, les pensées virevoltantes autour de son prochain voyage à Rio. L'escale durerait juste le temps de se rouler dans les vagues de Copacabana et peut-être dans les bras d'un autre brésilien, doré de la tête au pied.
Sidonie, au cœur de son antre en désordre, s'endormit de la musique plein la tête… un air scandé par le vent qui tapait contre la plaque de tôle de la cheminée. Enroulée dans sa couette, l'oreiller contre ses seins, elle chantonnait en dormant, inconsciente de cette particularité. Chanter envahissait ses jours et ses nuits.
Demain, elle avait rendez-vous avec une maison de disques. Oh, pas une major comme Sony ou Universal, mais un petit label, "Belmusica", qui produisait de jeunes artistes. Comme toujours, on lui dirait de déposer la maquette de ses chansons : trois titres dont elle avait écrit les paroles, enregistrés avec un copain dans son "home-studio" sur une musique de synthés. Et comme toujours elle laisserait son CD, et on ne lui répondrait pas. Personne ne comprenait Sidonie, son caractère, sa révolte et sa souffrance refoulée… même pas elle ! La tendre blonde enfouie au fond de son esprit combattait encore la ravageuse femme aux cheveux dorés qu'elle s'ingéniait à faire exister. Pour une fois, le producteur du label écouterait sa maquette, qui sait ?